Quand Valderic était sorti de la taverne, Elyra était particulièrement mal à l'aise de la dernière plaisanterie du prince. Pivoine jusqu'aux oreilles, elle baissa le menton vers son bol de porridge assaisonné de fruits secs. Bien que bien peu au fait du genre de bêtises dont il avait parlé, elle savait toutefois qu'il évoquait là le genre de choses que peuvent faire un couple, le genre de choses qu'elle découvrirait une fois mariée comme disait son père. Elle lui aurait bien volontairement donné un autre coup de pied pour l'avoir ridiculiser ainsi et se fit la promesse de trouver à se venger quand elle le reverrait. Entre eux, elle l'avait déjà compris, ce serait dent pour dent et elle comptait bien lui rendre œil pour œil chaque petit tour, bien qu'Alyna eut été plus forte qu'elle à ce jeu là.

Elle passa le reste du petit-déjeuner plongé dans ses pensées, silencieuse, offrant toutefois un sourire courtois et une douce parole à tous ceux qui vinrent saluer le prince héritier et elle. Une fois repue, elle se redressa, s'inclinant devant le prince pour prendre congé et disparut pour un temps, se changeant pour une robe d'intérieur confortable contrastant avec sa tenue de voyage qui après une semaine sentait fort et qu'elle avait donc demandé à la femme de l'aubergiste si il était possible de la laver. Elle avait également tresser ses cheveux de manière très savante tout en répondant à une lettre de sa sœur, lui racontant tout de leur périple, de la tempête qui les piégeait en cette auberge modeste mais chaleureuse ainsi que des mauvaises blagues de son futur beau-frère.

Armée d'un livre, elle s'assit au coin du feu et commença à lire calmement, perdant toute notion du temps entre les pages de l'ouvrage parlant de Nörse qu'elle avait emprunté dans la bibliothèque de son père.

Face à la remarque de Valderic, son aîné n’avait pas brillé par son sens de la répartie. Il s’était contenté de rougir et de bafouiller une réponse inintelligible, tandis que son frère s’éclipsait pour accomplir son devoir. Jusqu’à la fin du petit-déjeuner, Léoric n’osa plus regarder sa fiancée dans les yeux. Certes, il était bien plus au fait des « choses » qu’impliquaient le mariage contrairement à sa fiancée. Il peinait à expliquer cette éducation genrée ; on préservait les filles du vice, tandis que les garçons y étaient encouragés. Cela lui avait toujours paru bien contradictoire. À l’inverse de Valderic ou même de Théodoric, les anciennes amantes du prince héritier se comptaient sur les doigts d’une main. Ses possibilités étaient pourtant infinies, celles cherchant à se faire voir du futur roi de Nörse ne reculaient devant rien pour le séduire. Mais Léoric n’avait jamais été sensible à ces attentions, préférant choisir celles qui en avaient le moins après son argent et son statut. Il réfléchissait à tout ceci en mâchant un morceau de porc grillé lorsqu’Elyra s’avança pour se retirer. Il se redressa pour la saluer et rejoignit sa propre chambre, désormais déserte.

En tant qu’aîné, il ne pouvait s’empêcher d’être inquiet pour ses cadets partis en exploration. Léoric tentait pourtant de se raisonner ; ce passage devait être sûr et ils étaient bien entourés. Quant à lui, la présence d’Erys était à la fois terrifiante et réconfortante. Elle veillait avec zêle sur sa fiancée, si bien qu’il pouvait difficilement s’approcher de sa porte sans entendre le souffle réprobateur de l’Ombre dans sa nuque. Il frémit à cette simple pensée, s’installant à la petite table de fortune dressée au coin du feu pour faire sa correspondance. Après avoir enfilé ses lunettes, il répondit à une lettre de son père d’une écriture déliée et – Théodoric s’en moquait souvent – assez féminine, l’informant qu’ils étaient bloqués à cause de la tempête et que leur arrivée se ferait plus tardivement. Après avoir retranscrit et faussé leur itinéraire, il donna le message à l’aubergiste qui lui promit de l’envoyer dès que possible.

Léoric s’apprêtait à regagner sa chambre, passant d’un pas lent devant la porte de sa fiancée. Celle-ci était légèrement entrouverte, laissant apparaître Elyra penchée sur un livre près du feu. Il l’admira quelques secondes… jusqu’à ce que la porte se referme brutalement sur son nez : « AH MERDE ERYS ! » lâcha Léoric aussitôt en se tenant le nez. Sa main fut bientôt poisseuse de sang, cette conne venait de le lui casser !

Depuis qu’ils avaient quitté Forestcave, Erys n’avait pas quitté Elyra d’une seule semelle. Étrangement, l’Ombre s’était pris d’affection pour la jeune fille. Elle était encore si innocente du grand monde, de la vie et surtout des hommes qu’Erys mettait un point d’honneur à lui épargner la moindre mésaventure. Chaque nuit, elle tirait son matelas pour s’installer devant la porte se pelotonnant sous sa cape sombre avant de s’endormir profondément, la main serrée sur son poignard favori (nommé affectueusement Gérard, en l’honneur de son premier écorché). L’Ombre se plaisait aussi à arpenter le couloir, se glissant dans l’obscurité pour effrayer les curieux. Elle avait surpris plusieurs fois Léoric à traîner sa grande carcasse dans l’espoir de croiser sa fiancée. Jusque-là il n’avait jamais rien tenté, pas même un baiser volé, mais Erys se méfiait, c’était dans sa nature.

Ce matin-là, la jeune femme était plongée dans la découpe soigneuse d’une pomme dont elle retirait la peau aussi finement que possible. Elle déposait toujours l’assiette à côté d’Elyra sans rien dire, preuve silencieuse de son affection pour sa protégée. Elle s’apprêtait à le faire lorsqu’elle entendit le pas de sanglier de Léoric. Il était aussi discret qu’un bête de somme, son regard torve observant sa protégée dans l’interstice laissé par l’ouverture de la porte. L’Ombre plissa le nez en silence, marchant d’un pas félin vers l’entrée. Et claqua aussi fort que possible le bois sur la tête du futur roi de Nörse. Aussitôt, cet homme fragile se mit à hurler et Erys s’éloigna de la porte en prenant son air le plus innocent possible : « Les hommes sont tous des bébés, décidément. »

Elyra était assise devant sa cheminée, ses cheveux argentés soigneusement rassemblés en une tresse qui retombait sur son épaule, penchée sur l'ouvrage, plongée dans ses pages. Elle avait perdu toute notion de temps, se laissant emporter par les récits captivants du passé des terres qui seraient désormais son foyer. Sa robe lui allait parfaitement, bleue pâle toute en simplicité, élégante mais confortable, parfaitement adaptée à une journée de lecture. Elle tournait les pages, avide de connaissances, prenant tout de même le temps de lire et d'admirer les illustrations. Le livre avait été un cadeau du souverain actuel du palais à sa mère, du temps de leurs jeunes années, aussi Elyra s'en imprégnait-elle.

De temps en temps, elle grignotait un morceau de pomme posé à son intention par Erys, son ombre protectrice. Elyra avait tissé un lien étroit avec la créature, une amitié sincère et franche, basée sur la confiance. Elle était si absorbée par sa lecture qu'elle ne remarqua pas Erys se diriger vers la porte ni ne perçut le regard de Léoric qui pesait sur elle.

Cependant, le bruit soudain du bois qui claquait la fit sursauter, et elle leva les yeux pour voir l'ombre visiblement satisfaite de son mauvais tour tandis que leur parvenait la voix, grondante, de Léoric qu'elle reconnue sans peine bien qu'elle ne l'ai jamais vu en colère après quiconque jusqu'à ce jour. Un peu surprise, elle reposa son livre pour se redresser et s'approcher de la porte qu'elle ouvrit sur le prince ; le nez en sang dans sa paume.

"Par les anciens Dieux et les nouveaux... Votre Altesse..."

Elle prit le temps d'effectuer une rapide courbette avant de se saisir d'un linge qu'elle vint légèrement appliqué sur son nez, appuyant avec délicatesse sur le haut de la narine pour arrêter le saignement. Elle ne perdait toutefois pas pied à la vue du sang qui lentement imbibait le tissu et maculait ses doigts blancs. Sa voix était douce et mélodieuse, teintée d'inquiétude :

"J'espère ne pas vous faire trop mal..."

Léoric tenait son nez à deux mains, compressant la plaie qui visiblement ne voulait pas s’arrêter de saigner. Tout s’était passé très vite, mais il savait très bien qui était derrière tout cela. Erys n’avait aucune indulgence ; elle ne répondait qu’aux ordres de Valderic et, éventuellement, aux désirs d’Elyra qui ne demandait jamais rien. Il pensait qu’on allait le laisser se vider de son sang dans le couloir quand la porte s’ouvrit sur le visage catastrophé de sa fiancée. Celle-ci agit aussitôt, s’emparant d’un linge pour venir lui coller sur le nez. Il eut un bref mouvement de recul. Sa blessure lui semblait particulièrement douloureuse, mais il s’entendit vaillamment répondre : « Non, non, je n’ai presque rien sentit. » lâcha-t-il d’un ton bien peu convaincant avant de profiter de cette ouverture : « Puis-je entrer m’asseoir un instant. Il faudrait regarder, si cela ne vous dérange pas. » Sa tentative tira un grognement hostile à Erys dont les doigts étaient déjà prêts à frapper à la moindre incartade. Il lui lança un regard inquiet.

Elyra avait accepté de rester à l'auberge sans protester, savourant au fond d'elle cette journée de repos que lui offrait la tempête, preuve que ces terres n'étaient pas si hostiles à son sens. Naturellement, elle s'inquiétait pour l'escadron partit au devant du danger. Elle savourait le calme de cette journée bien qu'elle ait songé que ce répit serait rapidement long alors qu'elle manquait cruellement d'occupation et de compagnie, Erys n'étant pas la plus bavarde des amies. En cet instant, elle se disait que finalement, l'ennuie n'aurait pas le temps de s'installer.

Elle appuyait légèrement sur les narines de son fiancé, toujours dans le couloir, quand il lui demanda, d'une voix enrouée par le sang qui devait sans doute lui couler dans la gorge si il pouvait entrer. Elle ne voyait là aucune objection, s'assurant qu'il tienne le linge avant de lui ouvrir, s'effaçant pour le laisser entrer, regardant Erys en arquant un sourcil, surprise de sentir cette animosité entre eux. Elle fouilla sa mémoire à la recherche d'un incident sans en trouver un seul.

"Je vous en prie votre Altesse, prenez place, je vais regarder votre nez."

Elle ne savait pas vraiment ce qu'il y aurait à voir ou non mais se disait que si quelque chose était anormale sur la figure de son fiancé, elle le remarquerait.

L’Ombre n’en voulait pas à Léoric en particulier, mais aux hommes en général. Elle connaissait mieux que personne leurs intentions et leurs travers, les horreurs qu’ils pouvaient faire subir à des jeunes femmes innocentes au prétexte de suivre les préceptes de la masculinité. Erys en avait fait les frais durant son apprentissage et elle tenait à préserver aussi longtemps que possible sa protégée. Aussi, lorsqu’Elyra accepta de faire entrer le prince dans sa chambre Erys se raidit. Au moindre geste déplacé, elle lui couperait le nez dont il se plaignait tant. Elle eut une once de mépris, on aurait dit qu’il agonisait alors que c’était une blessure de rien du tout. Il ne tiendrait pas cinq minutes sur un champ de bataille, songea la jeune femme en le suivant de près. L’Ombre attendit qu’il soit installé dans un fauteuil près de la cheminée. Léoric tenait sa tête légèrement en avant pour éviter que le sang ne lui coule dans le nez. Une bien mauvaise technique, de l’avis d’Erys. Il fallait juste le remettre en place : « Laissez-moi faire Mademoiselle. » fit l’altière garde du corps en s’approchant d’un Léoric effrayé. Il n’eut pas le temps de protester que l’Ombre lui remit le nez en place d’un coup sec ; l’os émit un craquement sinistre qui fit lâcher un juron au prince héritier. Erys s’éloigna de quelques pas pour le laisser reprendre ses esprits.

Elyra avait laissé le prince héritier prendre place dans le fauteuil en silence, elle n'eut pas le temps de voir quoi que ce soit avant l'intervention brève, rapide et efficace d'Erys qui était visiblement plus habituée qu'elle à ce genre de blessure. Sa sœur et elle avaient connu des genoux écorchés, des bleus divers et multiples, quelques entorses et Nan les avait toujours soignées avec force de tendresse et de patience. A cette pensée, elle eut un léger pincement au coeur. A présent, Alyna était à la capitale d'Aurora, à Hightower, en compagnie d'une dame de compagnie aux allures de général d'armée dont elle lui avait envoyé un portrait, elle était dans une auberge perdue dans les montagnes du nord et Nan était toujours à Forestcave... Que pouvait-elle bien y faire ?

Pour chasser ses pensées nostalgiques, la jeune fille s'approcha d'une table où elle pu servir un verre au prince qu'elle lui porta, lui tendant d'un geste calme tout en prenant place sur le sofa, à côté de lui.

"Allez-vous mieux ?"

Son nez semblait effectivement avoir cessé de saigner depuis la manipulation d'Erys. De plus, si il avait émit un juron, il semblait à présent moins tendu. Elle en était reconnaissante envers l'ombre qu'elle chercha du regard pour la remercier. Elle ne la vit pas et ne s'en offusqua pas, habituée à sa présence invisible dans les ténèbres, soufflant donc :

"Merci beaucoup Erys..."

Elle savait que sa protectrice l'entendrait et adressa donc un sourire tendre au prince, réalisant qu'ils n'avaient jamais été aussi seuls qu'en cet instant et s'en voyant légèrement troublée.

Lorsqu’il pénétra dans la pièce, Léoric sentit peser sur lui le regard d’Erys. Il ne comprenait pas l’origine de cette animosité. Prudent, il tâcha de garder ses distances avec l’Ombre, mais celle-ci ne le lâcha pas d’une semelle. Il sentait encore son souffle dans sa nuque lorsqu’il prit place maladroitement dans un fauteuil, le linge ensanglanté plaqué sur son visage. Le prince grimaça comme s’il était à l’agonie, pencha légèrement la tête en avant pour éviter de s’étouffer. Puis, tout se précipita : Erys fondit sur lui comme un rapace, ne lui laissant pas le temps d’esquisser un geste. D’un geste efficace, elle remit l’os en place. Tentant de garder un brin de dignité devant sa future épouse, il ravala un cri et quelques larmes perlèrent aux coins de ses yeux. Cette femme était cruelle. Fort heureusement, Léoric parvint à reprendre contenance ; sa main tremblait encore légèrement lorsqu’il s’empara du verre que lui tendait sa fiancée :

« Merci Mademoiselle. Cela fait encore mal, mais je crois que ça va mieux. »

Sans le linge, le visage de Léoric présentait un aspect sanglant. Son nez avait néanmoins repris sa place, légèrement entaillé sur son arête et du sang recouvrait son menton en quantité. Mais heureusement, le prince ne voyait pas sa mise catastrophique. Il se contenta de vider son verre d’un trait et de grommeler un remerciement inaudible à Erys, n’en pensant pas moins, levant les yeux sur Elyra dont il croisa le regard troublé. Il savait qu’ils n’étaient pas seuls, mais c’était tout comme et il réalisa que c’était bien la première fois qu’ils se retrouvaient (presque) réellement en tête à tête. Léoric se redressa un peu dans son fauteuil, s’éclaircissant la voix :

« Je suis sincèrement désolé, je ne voulais pas vous déranger dans vos activités. »

Il déposa son verre vide sur la table où un épais livre avait été déposé en catastrophe. Celui-ci était finement relié et il reconnaissait le titre. Léoric s’en empara, le retournant dans tous les sens avec curiosité avant de lâcher :

« Cette lecture n’est-elle pas trop soporifique ? »

Elyra, comme bien souvent quand elle était embarrassée, ne tenait pas en place, aussi s'était-elle promptement redressée de sa place pour aller chercher un linge propre et la bassine d'eau chaude qu'on lui avait apporté plus tôt pour sa toilette. L'eau avait légèrement tiédi. Elle y trempa le linge calmement en se concentrant sur la sensation de l'eau sur sa main avant de l'approcher du visage du prince pour l'aider à se débarbouiller :

"Vous m'en voyez soulagée... à présent, si votre Altesse me le permet", fit-elle d'une voix douce en appliquant avec délicatesse le linge sur sa peau maculée de sang. Elle l'aida ainsi à effacer le plus gros des traces laissées par l'incident sur sa royale figure, l'observant et le détaillant avec tendresse, ses doigts effleurant légèrement la peau chaude d'une joue avant qu'elle ne s'écarte en déclarant : "Voilà, vous avez retrouvé figure humaine."

Elle lui adressait un sourire d'ange, allant poser les linges souillés et le restant d'eau là où elle les avait pris, elle revint près du foyer pour voir le prince observer son livre avec grande attention. C'était un livre de Nörse à n'en pas douter par sa finissions et signé d'un artiste réputé des terres du grand nord, ce qu'ignorait encore Elyra.

"Oh non, d'aucune manière, répondit-elle à la question du prince dans un sourire, j'en trouve la lecture passionnante et plus qu'enrichissante. Sans parler du fait que c'est un magnifique ouvrage relatant nombre de choses propres à vos us et coutumes. J'ai grande hâte de les découvrir vous savez..."

Elle se tut, craignant de trop s'emporter dans un sourire navré.